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Alors, la séquence précédente avait montré comment la frontière pouvait contribuer
à l'individuation des territoires et des collectifs leur correspondant.
Dans cette séquence-ci, on voudrait aller plus en détail et s'intéresser à des
personnes, des métiers, des statuts sociaux, qui sont construits dans
un rapport spécifique à la frontière, que ce soit sur l'échéance d'une vie,
l'espace d'une vie ou que ce soit à travers des événement spécifiques.
On va donc revenir à la question de la frontière comme dispositif matériel,
qui amène des individus à se comporter,
occasionnellement ou durablement, de telle ou telle façon, et à se construire une
identité sociale en particulier, dans ce rapport à la frontière.
On va le faire avec trois figures.
Celle du soldat, rapidement, celle du douanier, tout aussi rapidement,
et un peu plus longuement, celle du migrant, en profitant de la présence parmi
nous de Cristina Del Biaggio, qui est chercheuse à l'Université de Genève,
et spécialiste de ces questions de migration et de politique d'asile.
Bonjour Cristina et merci de ta présence.
>> Bonjour.
>> Les deux premiers exemples que je voudrais juste évoquer pour
illustrer cette thématique sont, pour le premier, le soldat.
Avec l'exemple tout particulier de ce qu'on appelle les Alpini, en Italie,
qui sont ces soldats de la frontière des Alpes, qui ont commencé à jouer un rôle
décisif dans les guerres italiennes, lors de la Première Guerre mondiale.
La plupart des théâtres militaires importants pour l'Italie, durant la
Première Guerre mondiale, étaient avec l'Autriche, donc à la frontière alpine.
Et ce corps de soldats, qui avait été créé au moment de l'unification italienne,
prend, acquiert une image symbolique extrêmement marquée,
de par l'importance des combats qui ont pris place sur cette frontière.
Donc, la littérature populaire, dont on voit quelques exemples en images,
a donné une place considérable à ces figures,
dans l'exaltation du patriotisme italien et du nationalisme italien.
Et aujourd'hui encore, on trouve quantité de manifestations,
dans les Alpes italiennes, qui célèbrent ces fameux Alpini, quantité de monuments,
comme celui qu'on voit à l'écran, qui est localisé au Col de Tonale,
dans la Vénétie italienne, et qui participe
de cette inscription d'une mémoire de la frontière, d'une mémoire militaire,
d'une mémoire de l'Alpino ou des Alpini, dans le paysage italien.
La deuxième figure à laquelle je voulais faire allusion, c'est celle du douanier.
Ici, avec l'évocation du douanier fédéral allemand, qui a été célébré à l'occasion
de l'édition d'un timbre, par la République fédérale allemande, il y
a quelques années, qui est lui typiquement le fonctionnaire rattaché à la frontière.
Celui qui existe de par son métier, de par sa fonction publique, par la frontière,
institué quelque part par la frontière, et dont on sait qu'il joue un rôle assez
particulier, et assez important bien sûr dans l'administration publique,
de façon générale, et bien sûr, dans le quotidien, la régulation quotidienne
du franchissement de la frontière, même après Schengen.
Mais le troisième exemple sur lequel j'aimerais qu'on s'arrête plus
durablement, en profitant de la présence de Cristina, c'est donc celui du migrant.
Je serais intéressé à ce que, Cristina, tu nous dises pour commencer,
en quoi est-ce que le fait d'être migrant et confronté au passage de la frontière,
amène le processus même du traitement du dossier d'un migrant
à être traité du point de vue des catégories génériques, qui sont quelque
part imposées à ce migrant, une fois qu'il présente sa demande d'admission.
>> En fait, c'est un processus qui est de plus en plus visible dans la politique,
en tout cas, européenne, >> qu'on est en train
de voir sous nos yeux, en train d'être appliquée en ce moment en Europe,
et aux frontières extérieures de l'Europe surtout.
Et c'est un processus dans lequel on demande,
on fait une distinction déjà au début.
Donc, quand la personne franchit la première frontière d'entrée sur le
territoire européen, on essaye de diviser le flux de migrants,
les personnes qui arrivent, en deux catégories bien distinctes.
Alors, bien distinctes dans l'administration, bien distinctes dans les
politiques publiques, mais peut-être on verra, c'est beaucoup plus difficile
de distinguer, de faire un distinguo clair entre ces deux catégories.
Et ces deux catégories, c'est la catégorie du réfugié, du réfugié politique.
Donc, la personne qui fuit une persécution dans son pays,
et qui demande une protection à l'État dans lequel, pour lequel il
franchit le pas et il va de l'autre côté de la frontière, et le migrant économique.
Le migrant économique étant celui qui ne fuit pas une guerre, qui ne fuit pas une
violence généralisée, mais on dit une personne qui fuit la misère,
qui fuit le chômage, qui fuit des situations
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de problèmes économiques et non pas de problèmes politiques.
>> Donc, tu veux dire par là qu'il y a un travail de catégorisation à l'entrée sur
le territoire européen, qui est fait par l'administration qui s'occupe
de ces >> processus,
et qui quelque part étiquette chacun des demandeurs d'entrée sur le
territoire européen, plutôt sur un mode ou sur l'autre.
Migrant réfugié ou immigrant économique.
Donc, le bon migrant et le mauvais migrant, c'est ça?
Comme le suggère cette caricature?
>> Oui, c'est plutôt le bon réfugié et le mauvais migrant.
Ça dépend un peu après, les catégorisations,
c'est très difficile au niveau vocabulaire aussi de faire un distinguo.
Quel mot utiliser?
Mais, si on regarde la caricature qui est là, c'est vraiment le
bon réfugié, celui qui est l'archétype du réfugié et le mauvais migrant,
celui qui vient nous voler le travail, si on veut aller dans la dimension un
peu populiste et rhétorique populiste qui est en train de prendre pied en Europe.
>> Donc, cette catégorisation, elle s'impose à leur insu, sur ces personnes.
Et est-ce que du coup, ça rejoint en partie,
ou pas du tout d'autres formes d'identification, comme la nationalité?
Est-ce que c'est un enjeu de se définir comme étant syrien, africain,
par rapport à cette catégorisation, à l'entrée du territoire européen?
>> Alors, certainement.
Et puis, ce sont des catégories qui évoluent dans le temps.
Il est plus ou moins favorable pour la personne qui franchit la frontière
de s'identifier et de se dire d'une certaine nationalité plutôt qu'une autre.
Alors, il y a certainement les personnes, là par exemple, le Syrien,
le réfugié syrien, le bon réfugié.
Ce sont des familles maintenant qui passent.
Ce sont des enfants qui sont innocents.
Donc, ils sont vraiment, encore une fois, l'archétype du réfugié,
comme dit Akoka, qui est une chercheuse française.
Et cet archétype du réfugié passera les frontières plus facilement,
parce qu'il y a une sorte de victimisation aussi de la personne.
Et donc, il fait bon aujourd'hui, entre guillemets,
mais il fait bon de se dire réfugié syrien, de se dire syrien,
de nationalité et d'origine syrienne, plutôt que de dire malien,
plutôt que de dire sénégalais, plutôt que de dire nigérian.
Donc, c'est vrai que la nationalité a un poids sur comment et si on peut,
oui ou non, franchir cette porte.
Parce qu'après la première frontière, la frontière extérieure de
l'Union européenne, il y a toutes les autres qui vont se succéder.
Mais, ce premier franchissement, c'est un tri qui est toujours plut net,
qui est toujours plus clair, qui est toujours plus critiqué aussi,
pour certains, de la part de certaines personnes.
Parce que justement, on fait ce tri entre le bon et le mauvais.
Et pas seulement sur c'est une personne qu'on a envie d'écouter,
pour savoir son histoire et de pouvoir le catégoriser après.
Mais, le tri se fait très, très tôt.
Toujours plus tôt, d'ailleurs.
>> D'accord. Et a priori,
le Syrien est un réfugié politique.
A priori, le Malien, combien même il serait sous la menace du terrorisme au
Mali, a priori le Malien est un réfugié économique,
dans les a priori qu'on a à l'entrée.
>> Ce sont des a priori, ça ne devrait pas être le cas.
Une personne qui demande une protection internationale à un État,
quand il franchit la frontière, ses motifs d'asile,
comme on les appelle devraient être entendus.
Mais c'est vrai que les États et les États européens notamment,
et pas tous les États d'une façon cohérente,
ont une liste de ce qu'ils appellent les pays sûrs, pays d'origine sûre.
Et donc, une personne qui provient, dans les pays sûrs pour la Suisse,
il y a l'Albanie, il y a le Sénégal, il y a le Kosovo.
Donc, les personnes qui affichent ces nationalités,
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leur procédure va être très, très rapide, beaucoup plus rapide que pour les autres.
Et la procédure de renvoi vers ce pays d'origine,
qui est dit sûr, sera aussi beaucoup plus rapide.
>> Donc, ce contexte-là encourage quelque part des individus, qui ont compris
comment il marchait, à endosser des identités qui ne sont pas les leurs,
probablement, pour passer plus facilement.
>> Il y a certains cas.
Alors, on ne peut pas généraliser, c'est sûr.
Mais il y a eu, il y a certains cas.
Il y a toujours eu dans l'histoire.
Ça crée aussi des guéguerres entre les réfugiés eux-mêmes.
Il y a beaucoup, il y a quelques en tout cas,
Éthiopiens qui se font passer pour des Érythréens.
Et les Érythréens ne sont pas très contents de dire que voilà,
cette personne qui, entre guillemets, nous vole la place.
Parce qu'on aurait, nous, le droit, parce qu'on est des vrais réfugiés,
on aurait le droit d'avoir cette protection,
alors que des Éthiopiens mentent pour avoir la même protection.
Et c'était le cas dans les années passées, pour les Palestiniens notamment.
Donc, il y a des personnes qui étaient des ressortissants d'autres pays se
disaient palestiniens,
parce le Palestinien recevait plus facilement un statut de réfugié.
Et il y eu aussi tout un arsenal, des instruments
qui ont été mis en place par les États, pour détecter qui ment et qui ne ment pas.
Alors, on fait des tests de langue, on pose des questions
sur la ville dans laquelle il a vécu, pour savoir si effectivement, pour vérifier.
Il y a vraiment dans l'administration suisse,
par exemple à Berne, il y a des experts LINGUA qui essayent de faire le test,
pour savoir est-ce que ce dialecte-là, est-ce que cette langue-là est vraiment
la langue du pays dont cette personne me dit être ressortissante.
>> D'accord.
Et de façon générale, est-ce qu'on voit se développer chez les migrants
qui sont passés par ces épreuves, ces parcours auxquels tu fais référence,
se définir volontiers comme étant migrants?
Eux-mêmes, assumer complètement cette désignation qui leur vient de l'extérieur,
l'assumer et se présenter comme tels, avec une forme de fierté, peut-être?
>> Alors, être migrant, être réfugié.
Là aussi, est-ce qu'on s'affiche plutôt migrant?
Est-ce qu'on s'affiche plutôt comme réfugié?
Est-ce qu'on s'affiche comme expatrié?
Une autre catégorie qui vient s'ajouter à ces deux catégories-là,
et qui est d'un tout autre ressort.
Ce qui m'avait beaucoup frappé dans un petit film,
dans un film qui a été fait par la RTS,
un court-métrage, où il y a une personne, un réfugié syrien, jeune,
qui a traversé plein de périples, des obstacles frontaliers,
et qui arrive à la fin du périple, dans l'Europe du Nord, qui dit voilà,
pour la première fois, je me suis senti réfugié.
Et c'est là, c'est quand je suis arrivé que je me suis senti réfugié.
Je crois que le franchissement des frontières est un enjeu tellement rapide.