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Comment expliquez vous la victoire du Brexit au référendum organisé
le 23 juin 2016 au Royaume-Uni?
De quoi la victoire du Leave est-elle le nom?
>> Ce qui est très, très intéressant pour répondre à votre question, Sophie, c'est
que la victoire du Leave fait apparaître une véritable fracture territoriale.
On a beaucoup dit et il faut le répéter et le dire ici que,
quand on regarde les différentes nations qui composent le Royaume-Uni, le
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l'Angleterre étant évidemment, on va dire, la nation du Royaume-Uni.
Il ne faut pas oublier que le Royaume-Uni,
le nom complet c'est Royaume-Uni de Grande Bretagne et d'Irlande du nord.
Donc il y a quatre nations, l'Irlande du nord, le Pays de Galles, l'Angleterre et
l'Ecosse, et l'Angleterre c'est à elle seule 40 millions d'habitants,
c'est-à-dire l'écrasante majorité du peuple britannique.
Bien.
Donc on peut bien entendu expliquer que l'Angleterre a majoritairement,
très majoritairement voté pour le Leave.
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Comment expliquer ça?
Alors on peut dire, bien sûr, il y a cet attachement,
cette culture politique britannique très ancienne qui vient de l'Angleterre,
certains disent qui remonte au Moyen-Age avec la fameuse Grande Charte du XIIIe
siècle, la Magna Carta, une tradition politique nationale qui fait que,
d'abord il n'y a pas de constitution écrite et que par conséquent
le Parlement est considéré, donc la représentation nationale est considérée
vraiment comme la source de la légitimité, au-dessus de tout.
Et depuis que le Royaume-Uni est rentré dans l'UE en 1973,
enfin à l'époque la CEE, il y a effectivement des discussions,
il y a des débats politiques au sein du peuple britannique,
au sein du corps électoral pour dire : mais qu'est-ce que c'est que cette Union
européenne à laquelle on a adhéré dont les lois s'imposent à notre Parlement?
Bon.
Donc on peut dire comme ça que il y a une tradition qu'on peut appeler souverainiste
mais qui n'est pas souverainiste au sens de nationaliste, qui est plutôt
souverainiste au sens de l'importance accordée dans la culture politique
britannique, et anglaise en particulier, à la souveraineté du Parlement britannique.
Ca, c'est un élément qui peut expliquer que l'Angleterre a majoritairement voté
pour le Leave.
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Il y a des éléments d'explication qui ont été apportés par certains de mes collègues
spécialistes de civilisation britannique,
je pense à Pauline Schnapper par exemple qui est Professeur à Paris 3, qui a mis
en avant le fait qu'il y aurait peut-être un effet indirect de la dévolution.
Alors la dévolution qu'est-ce que c'est?
C'est du temps de Tony Blair, qui a été Premier Ministre de 1997 à 2007,
mandat prolongé par Gordon Brown qui était son ancien Ministre de l'économie jusqu'en
2010 avant que David Cameron et les conservateurs ne prennent le pouvoir de
2010 à aujourd'hui, la dévolution a consisté à donner
plus d'autonomie ou plus de compétences aux autres nations, aux autres Parlements
qu'on appellerait en France régionaux, le Parlement écossais, le Parlement gallois,
le Parlement de l'Ulster c'est-à-dire de l'Irlande du nord.
Mais on n'a pas créé de Parlement anglais.
Le Parlement de Westminster, c'est le Parlement britannique et donc il se
pourrait, explique Pauline Schnapper et d'autres, que les anglais se soient dit,
eh bien c'est sympa de donner du pouvoir au Parlement écossais,
au Parlement gallois, au Parlement d'Ulster,
mais nous du coup en tant qu'Anglais, où est-ce qu'on a notre mot à dire?
Il y aurait donc un effet indirect de ce processus qu'on a appelé de dévolution.
C'est une intuition, je ne crois pas que ça a été documenté par des enquêtes,
mais en tout cas ça me paraît très, très intéressant.
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Mais il y a un deuxième grand ordre de facteurs explicatifs, et là il
faut regarder les cartes, et là on voit clairement une fracture territoriale.
Pour schématiser, si on prend l'Angleterre, c'est Londres et le bassin
de Londres et plus généralement le sud-est, c'est-à-dire l'Angleterre riche,
l'Angleterre bourgeoise, l'Angleterre ouverte sur le monde,
l'Angleterre qui est cette Angleterre qui est une capitale mondiale,
une de ces trois global cities qui a été décrite par Saskia Sassen,
qui a voté massivement, majoritairement pour le Leave.
Le reste de l'Angleterre, c'est-à-dire les villes moyennes,
c'est-à-dire les anciennes régions industrielles et minières, c'est-à-dire
les campagnes qui ne sont pas les campagnes richissimes des grands domaines,
des grands fermiers, bref l'Angleterre qu'on pourrait dire des invisibles,
des petites gens, de la petite bourgeoisie, des anciens ouvriers,
des gens qui sont au chômage, toute cette Angleterre, que lorsqu'on est en France ou
en Allemagne ou en Espagne on a tendance à oublier qu'elle existe, d'accord,
parce qu'évidemment de là où on est nous, on voit surtout Londres, le grand Londres,
cette espèce d'immense poumon économique qui attire des expatriés de France,
d'Espagne, d'Allemagne, de Lituanie,
de Pologne, eh bien toute cette Angleterre qui n'est pas le Grand Londres
et le sud-est a majoritairement voté pour le Leave.
Et ça, peu de politistes, peu de géopolitistes,
sauf quelques spécialistes britanniques de la carte anglaise du vote, l'ont vu venir.
Et puis enfin, il y a eu une deuxième fracture et celle là on ne
s'y attendait pas, et même mes collègues spécialistes du Royaume-Uni qui sont
universitaires britanniques ne l'ont pas vraiement vu venir, c'est la xénophobie.
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Pendant ces quatre mois de campagne, c'est comme si les élites politiques
qui soutenaient le Brexit, qui soutenaient le Leave, alors là il faut bien entendu
penser à Nigel Farage, qui est le grand leader d'un parti qui s'appelle le UKIP,
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United Kingdom Independence Party qui, depuis 15 ans avec constance,
appelle à une sortie du Royaume-Uni de l'UE, qui a fini par envoyer
25 députés au Parlement européen lors des dernières élections en 2014,
mais aussi la moitié du parti conservateur, le parti de David Cameron,
avec notamment une figure, Boris Johnson, qui est aujourd'hui Ministre
des Affaires étrangères de la nouvelle Première Ministre Theresa May, donc il y
a eu comme ça une espèce de coalition des pro Leave allant de l'extrême droite
avec Nigel Farage et UKIP à la moitié du parti conservateur,
s'alliant également avec la gauche du parti travailliste, eh bien,
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d'une manière à laquelle on ne s'attendait pas forcément, ces différents
soutiens du Leave ont en fait défendu le Leave au motif de la xénophobie,
au motif de, en raison de l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne,
il y a trop d'étrangers.
Il y a trop d'étrangers, pas tant ou pas seulement des étrangers
extracommunautaires, après tout dans le cadre du Commonwealth
il y a des Pakistanais c'est normal, même s'il faut se méfier des musulmans parce
que maintenant ils posent des bombes, disent-ils.
Mais il y a trop de Polonais, il y a trop de Lituaniens, il y a trop d'Européens.
Nous ne contrôlons plus nos frontières, il y a trop d'étrangers.
Pour la tradition travailliste,
il y a trop d'étrangers, ils prennent notre travail.
Pour la tradition qu'on pourrait appeler conservatrice de droite ou de droite
extrême, cela remettrait en cause la britannitude.
Et ça, ça a été la grande surprise, et toutes les enquêtes journalistiques
montrent que, depuis la victoire du Leave le 23 juin 2016,
le nombre d'agressions xénophobes a augmenté de 100 %.
Alors certes, c'est pas énorme en chiffres absolus mais on sent qu'une
parole s'est libérée, qu'un surmoi s'est exprimé,
et que ce à quoi on ne s'attendait pas, parce que nous, évidemment en France et
dans l'Europe continentale on mythifie ce Royaume-Uni qui a été le seul,
la seule démocratie à ne pas basculer dans le fascisme dans l'entre-deux-guerres,
qui a été la seule démocratie à résister à l'invasion militaire de l'Allemagne nazie,
qui, dont on a pu dire que Churchill avait sauvé l'honneur de tous les Européens.
On est donc très, très surpris de cela.
Et voilà donc les trois facteurs : il y a des nations périphériques qui voulaient
rentrer dans l'UE ou rester dans l'UE et qui du coup se trouvent en porte-à-faux
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avec le noyau britannique central, il y a une fracture territoriale qui oppose
très clairement ceux qui bénéficient de la mondialisation et qui se sentent à
l'aise dedans et tous ceux qui, à tort ou à raison, se sentent relégués par elle,
perdants de la mondialisation, et il y a enfin, et ça recoupe partiellement
ce deuxième facteur, tous ceux qui pensent qu'il y a trop d'étrangers au Royaume-Uni,
et qui sont mus aujourd'hui par un réflèxe xénophobe.
Voilà les enseignements qu'on peut tirer du Brexit
et voilà les raisons pour lesquelles on peut dire que le Brexit, finalement,
est le nom de ce mouvement populiste xénophobe qu'on voit à des degrés
divers dans tous les pays de l'Union européenne, et qui maintenant se trouve,
on va dire, légitimé dans son expression dans à peu près tous les pays.
>> Sylvain Khan, merci beaucoup.
>> Merci à vous.