[MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] Bienvenue dans cette vidéo intitulée, les carrières des cyclistes et le dopage. Cette vidéo a deux objectifs. Le premier est de comprendre le dopage comme une culture particulière de la production de performances. Cette culture a une dimension temporelle, que nous allons appréhender par le concept de carrière. Le second est de comprendre les effets des évolutions de la culture du cyclisme sur le dopage. La vidéo précédente sur la socialisation des jeunes cyclistes montre que les équipes n'ont pas le même encadrement des jeunes coureurs. Comme nous allons le voir, ces différences entre les équipes se trouvent de la même façon au niveau professionnel. Les cultures apprises par les cyclistes au sein des équipes sont donc différentes. Entrer dans une équipe, faire des courses, s'entraîner, constituent des éléments d'un apprentissage que l'on peut décrire comme une carrière. J'utiliserai ici l'idée de carrière, au sens du sociologue Howard Becker, qui a beaucoup travaillé sur la déviance, et notamment sur les fumeurs de marijuana. Ainsi le dopage peut être considéré comme une forme de déviance, au sens où le cycliste dopé s'écarte des normes sportives, au sens légal. Mais comme pour la délinquance, la déviance est le résultat d'un processus que l'on peut justement appréhender par cette idée de carrière. Le cycliste, comme le délinquant, apprend plusieurs choses. D'abord il apprend son activité déviante, le dopage est un savoir-faire, le coureur apprend une expertise des produits. Cela peut commencer lors de la socialisation des jeunes cyclistes et se poursuivre en plusieurs étapes. Deuxièmement, et en parallèle, et c'est important, les représentations de ce qu'est le travail cycliste se transforment également. Le cycliste apprend non seulement à prendre des produits, mais aussi et surtout à changer la signification de la prise de produits. Il apprend à normaliser le dopage, et à penser autrement son identité de dopé. Là aussi, la normalisation se fait par étapes. Au lieu de l'image négative des outsiders, de ceux qui ne connaissent pas le milieu, savoir se doper devient progressivement une technique et une expertise. Cela fait partie du métier et on peut même être valorisé par le dopage, au moins jusque dans les années 1998. Ce qui fait que les dopés n'ont pas une mauvaise image du dopage, ni de leur identité de professionnel du sport. C'est donc ce double processus, assez concomitant, de changement des pratiques et de changement de représentations, que nous allons présenter maintenant. Dans les années 1990, la carrière déviante de certains cyclistes, qui devenaient professionnels, se construit progressivement par différentes étapes de changement de pratiques et de représentations. Dans les clubs, les coureurs ont appris à s'entraîner, l'entraînement a transformé leurs corps. Il y a notamment eu un travail de rationalisation du corps, par exemple, les efforts sont planifiés ; le coureur apprend aussi la résistance à la douleur. Dans les clubs, certains ont déjà appris à prendre des pharmacologies ordinaires. La prise de pharmacologies était quasi systématique, jusqu'aux années 2000 au moins. Il y a une plus grande diversité des pratiques aujourd'hui. Comme on l'a vu dans la vidéo 4 du module 2, les équipes à fort encadrement ne tolèrent pas les pharmacologies. Mais dans les années 1990, apprendre le métier de cycliste, c'était aussi être initié au dopage ; cela se faisait beaucoup par une culture de la connivence. Quand Christian, un cycliste professionnel dans les année 90, est interviewé, il nous explique que, tout le monde était au courant. Tout le monde était au courant parce que c'était une ambiance générale, et tu en rigoles. Et quand est-ce qu'on parle de cela? C'était le soir, à l'hôtel. Et sur le vélo, avant la course. C'est une discussion à bâtons rompus. Ce n'est pas, spécialement, c'est un peu, toujours. Dans le vélo, on parle de trois trucs ; c'est ce que je dis souvent, le sport de haut niveau se résume à trois trucs, le cul, la bouffe, et la charge. C'est ce que nous dit Christian. Cette connivence explique que l'on fait parfois la fête ensemble, en consommant des amphétamines par exemple. Cette banalisation des produits change les représentations, et lève les obstacles à la prise de produits. Les changements de représentations se font en même temps que la transformation des pratiques. Mais on peut aussi dire que les modifications des représentations contribuent à changer les pratiques, en rendant plus ordinaire la consommation de pharmacologie. Bernard, un cycliste professionnel interviewé aussi dans les années 90, raconte que, un coureur, comme plein de coureurs ou de dirigeants, m'a dit, ben oui, faut te soigner. Et comme cela faisait la centième fois, j'ai dû lui dire, mais écoute, se soigner c'est bien beau, tout le monde dit cela, mais personne ne me dit ce qu'il faut prendre. Et c'est là qu'il a dû me dire, ben écoute, tu devrais essayer de prendre un peu d'anabolisants. Donc, il m'a donné un produit, nous dit Bernard. Le cas de Bernard nous montre comment les représentations de la santé sont changées par la culture du milieu, et rendent même acceptable, voire positive, l'utilisation d'anabolisants dans les années 90. Les anciens jouent un rôle dans cette normalisation. C'est ainsi que Igor nous dit que, il y avait d'anciens coureurs qui s'occupaient de nous, et qui, justement, sur le ton de la rigolade, nous guidaient plus ou moins vers tel ou tel docteur. Des mecs qui, quand on ne marchait pas, nous disaient, ben moi, quand j'avais votre âge, je savais ce qu'il fallait prendre. Les nouvelles expériences du corps donne évidemment du crédit aux conseils des anciens. Puisque, comme pour Damien, les sensations semblent exceptionnelles ; et il nous dit, et tout d'un coup, putain, la sensation que j'avais jamais ressentie, depuis, peut-être, ben c'était la première fois, j'étais invulnérable, en l'espace de 30 secondes, j'étais quelqu'un d'invulnérable. J'arrive à la bagnole, et j'embrasse le mec, tellement content, putain, c'était formidable. Alors, comme pour les déviants décrits par Howard Becker, le cycliste change progressivement ses pratiques, et ses représentations, au cours de sa carrière. Et au fur et à mesure de ces expériences, le cycliste adopte cette culture du dopage, et la normalise. Hervé, un coureur professionnel, nous explique, on se baladait avec notre thermos d'E.P.O, dans la valise, pour aller à l'étranger. On n'imaginait pas que, un jour, il puisse y avoir une descente. Et si le dopage ne pose plus de problème, c'est parce que, premièrement, les cyclistes ont changé les représentations de la santé associées aux produits, deuxièmement, les coureurs pensent que tout le monde prend des produits, troisièmement, qu'ils ont de bonnes sensations, quatrièmement, que les médecins et dirigeants les y incitent aussi. Mais les expériences des produits peuvent cependant avoir des effets de frein à la consommation. C'est le cas de Pascal, un coureur des années 90, qui prend peur en prenant de l'E.P.O. Quand j'ai eu mon truc, nous dit-il, un pouls cardiaque anormalement élevé plus tard dans la soirée, je me suis dit, c'est quoi ce délire? Il ne fallait pas dormir. Quand j'ai vu ça, là, ça a fait tilt, et là c'est fini, jamais. Parce que tu te rends compte, tu n'as rien senti, tu es un surhomme, tu as 120 pulsations, il faut pas que tu te couches, c'est quoi ce délire? Cela m'a sevré. Cela veut pas dire que j'ai pas continué des petits trucs. Ces expériences négatives peuvent aussi modifier les carrières et conduire à refuser, ou limiter, le dopage, même dans les années 90. Mais beaucoup d'expériences sont positives, au début, puisqu'elles donnent le sentiment d'être très performant. Mais on ne peut pas penser la culture des produits, en 2015, avec des observations des années 90. Il est toujours difficile de faire un état des lieux sur le dopage, parce que les pratiques, surtout en 2015, ne se montrent pas. On peut cependant dire que la lutte contre le dopage, les différents scandales, l'action de certaines équipes, et de certaines personnes, ont eu des effets. Premièrement, d'abord, parce que cette organisation n'est plus visible. Les équipes professionnelles ne distribuent plus les produits dopants comme elles pouvaient le faire dans les années 90. Deuxièmement, on peut penser que les différences entre les équipes sont plus importantes. On a vu dans la vidéo précédente que certaines équipes de jeunes sont à risque, parce qu'elles ne suivent pas bien les coureurs, on peut observer la même chose dans les équipes professionnelles. Troisièmement, parce que le suivi, donc les socialisations et l'apprentissage, dépend du type d'équipe professionnelle. Certaines équipes contrôlent beaucoup les coureurs, et une carrière cycliste n'est pas une carrière de déviant. L'entraînement est suivi, au quotidien, par des entraîneurs qui semblent être en opposition au dopage, et avec des technologies qui permettent d'identifier les progressions qui seraient atypiques. D'autres équipes, plus rares en 2015, fonctionnent toujours avec des postures anciennes, qui normalisent la prise de produits, mais ne l'organisent pas forcément. Il y a probablement deux types de dopage en 2015. Un dopage du pauvre, de cycliste formé à l'ancienne, qui utilise des produits sans être soutenu par une équipe et ses médecins. Ce dopage est lié à un manque de suivi des coureurs. Des coureurs laissés chez eux, dans des pays où les contrôles antidopage sont inefficaces, peuvent bricoler une prise de produits, pour se maintenir en emploi dans le cyclisme. Il y a aussi une sorte de dopage des riches, par des équipes qui semblent organisées scientifiquement, et plus discrètement qu'avant, un dopage qui coûte très cher parce qu'il suppose compétences, et bonne infrastructure. Mais en dehors de ces deux types de dopage, il y a des équipes qui font de réels efforts pour éviter que la carrière professionnelle ne conduise les coureurs à normaliser le dopage. Ces équipes suivent correctement les coureurs, et même si elles ne sont pas à l'abri d'un cas de dopage isolé, les risques semblent réduits. En conclusion, c'est bien en tant que culture apprise au long d'une carrière que doit se penser le dopage. C'est ce qui explique que des personnes, a priori contre le dopage, puissent prendre des produits lorsqu'ils apprennent leur métier de coureur. C'est aussi parce qu'ils apprennent à normaliser le dopage que les personnes n'ont pas de problème à considérer la prise de produits comme un élément de leur sport. Mais plusieurs erreurs sont à éviter pour ne pas associer systématiquement le cyclisme au dopage. Premièrement, il faut éviter l'erreur de ne pas être attentif à la diversité des apprentissages lors de la socialisation des jeunes cyclistes. Deuxièmement, il faut éviter l'erreur de ne pas tenir compte de la diversité des équipes professionnelles. Enfin, il faut éviter une troisième erreur, celle de penser que les cultures se changent facilement. Il y a une inertie ; toutes les équipes ne changent pas. Toutes ne sont pas dans les conditions matérielles et culturelles pour pouvoir le faire. Mais cela veut dire aussi que l'équipe cycliste, comme organisation, a un rôle déterminant à jouer pour que la carrière ne favorise pas la prise de produits. [MUSIQUE] [MUSIQUE]