[MUSIQUE] [MUSIQUE] Déjà dans les années 20, Virginia Woolf s'interrogeait sur la possibilité pour une femme d'être auteure, romancière, nouvelliste, mais aussi productrice de savoir, de connaissance, et elle s'interrogeait sur l'écart entre le nombre de traités, de pamphlets, de mots qui avaient été écrits par les hommes à propos de la femme, et le faible nombre de notices écrites par des femmes, sur ces questions. Est-ce qu'on peut être aujourd'hui producteur ou productrice de science quand on est une femme? À quel prix? Dans quelles conditions? C'est un petit peu les questions auxquelles on va s'intéresser, puisqu'on passe du passé au présent aujourd'hui avec vous, Sabine Kradolfer. Sabine Kradolfer, bonjour. >> Bonjour. >> Depuis plusieurs années, vous enquêtez sur la place des femmes dans les sciences et les carrières féminines >> à l'université. Quel est le constat général qu'il convient de dresser à l'échelle des 30 dernières années? Quelle est la situation suisse et qu'est-ce qui doit nous rassurer et nous alerter? >> Si nous voulons nous rassurer, nous pouvons regarder cette figure qui nous montre qu'en Suisse, le nombre de femmes professeures est passé de 4 % en 1990 à 18 % en 2012. Ce qui est toutefois choquant dans ces chiffres, c'est que depuis 2001, les femmes sont plus nombreuses que les hommes, toutes disciplines confondues, à entreprendre des études universitaires. Mais plus elles progressent dans leurs études, et plus leur proportion diminue. Par exemple, toujours pour 2001, on voit que 45 % des licences et diplômes sont obtenus par des femmes, et seulement 34 % de doctorats, et il n'y avait que 9 % de femmes professeures à ce moment-là. Si nous nous penchons sur le plus long terme, nous voyons aussi qu'en 1906, les femmes formaient un quart de la population estudiantine. Alors bon, il faut dire qu'à cette époque, il y avait 90 % d'étrangères parmi les étudiantes, puisque les universités suisses étaient ouvertes aux femmes et acceptaient les étrangères. La Première Guerre mondiale a mis une fin abrupte à cette expansion des études féminines. Le pourcentage des étudiantes est retombé à 10 % pendant plusieurs décennies. Il n'a augmenté que très lentement et il faut attendre les années 1970 pour revenir à un quart de femmes parmi les étudiantes, avec à ce moment-là 70 % de femmes. >> Qu'en est-il de la situation de la Suisse en perspective comparée au niveau européen? >> Alors, si nous nous intéressons à la proportion des femmes aux différents échelons de la carrière académique, en perspective internationale, les chiffres présentés dans le rapport >> She Figures, un rapport de l'Union européenne qui est publié tous les trois ans, et qui présente des données pour les 28 pays de l'Union européenne, ainsi que pour les pays, les États associés, en tout cas dans le cadre des programmes de recherche, donc la Suisse apparaît aussi dans ce rapport. Là, on voit, par exemple si on agrège toutes les données pour toute l'Europe, un diagramme en ciseaux qui compare la proportion d'hommes et de femmes depuis le niveau des étudiants au premier diplôme, le Bachelor, jusqu'au niveau professoral, qui est le Grade A. Si l'on compare les chiffres pour 2007 et 2013, on voit une légère progression du taux de femmes professeures. La Suisse est un peu en-dessous de ces moyennes européennes en ce qui concerne les professeurs, puisqu'on a 15 % de femmes professeures en Suisse en 2017, contre 18 % en Union européenne, et 18 % en 2013, contre 21 % pour l'Union européenne. Nous utilisons les termes de ségrégation verticale pour définir ce phénomène de perte des femmes au cours des échelons, au cours de la carrière académique, et nous parlons aussi de ségrégation horizontale lorsque nous regardons la distribution inégale des hommes et des femmes dans les différents champs disciplinaires. Les femmes sont en effet beaucoup plus nombreuses que les hommes à étudier les ressources humaines et sociales, et les hommes sont bien sûr beaucoup plus nombreux en sciences de la matière et de l'ingénierie. On a également des chiffres agrégés pour She Figures, dans le domaine de l'ingénierie et de la matière, qui nous montrent là que le ciseau n'a pas d'intersection. Donc, il y a beaucoup moins de femmes à tous les échelons. >> Donc, en nous commentant ces chiffres très intéressants, vous voulez nous montrer, nous dire que la situation est à peu près équivalente partout en Europe? >> Non, parce que derrière ces chiffres agrégés se cachent des contextes nationaux, >> régionaux, locaux, qui sont très, très différents. Mais, ce qui est étonnant, c'est qu'on retrouve quand même parfois, partout des tendances similaires dans toute l'Europe. On observe des phénomènes de ségrégation horizontale et verticale. On voit que partout les femmes peinent vraiment à dépasser les 30 % de femmes professeures. Elles oscillent entre 20 et 30, 40 parfois. Finalement, il y a un certain nombre de freins aux carrières académiques féminines qui se déclinent partout selon un certain nombre d'éléments que l'on retrouve de manière récurrente. >> Vos enquêtes, Sabine Kradolfer, avec Farinaz Fassa et Nicky Le Feuvre, qui sont toutes deux professeures à l'Université de Lausanne, >> ont porté sur la situation spécifique des femmes scientifiques en Suisse et à l'université. Quand et comment aviez-vous enquêté? Quels sont les points principaux concernant la situation en Suisse sur lesquels vous souhaiteriez insister? >> Nous avons mené une première étude avec Farinaz Fassa entre 2006 et 2008, sur les trajectoires des doctorants à l'Université de Lausanne. Elle a été publiée sous le titre Enquête au royaume de Matilda. La deuxième recherche, menée entre 2014 et 2016, a été réalisée avec Nicky Le Feuvre sur l'Université de Lausanne, dans le cadre d'un projet européen dont l'acronyme est Garcia. Ce projet s'intéressait au post-doc, c'est-à-dire à la période entre le doctorat et l'obtention d'un poste stable. Dans ces deux recherches, il nous est apparu absolument nécessaire de nous intéresser à trois dimensions. La première dimension est microsociale ou individuelle. Elle fait référence à des discours que nous entendons très souvent et qui veulent expliquer le faible nombre de femmes dans les postes élevés de la hiérarchie académique. C'est la fameuse phrase, elles ne veulent pas. On l'entend aussi en politique. On l'entend aussi dans le monde de l'entreprise. Pour les tenants de ce discours, en fait, ce seraient les dispositions des femmes qui ne seraient pas adaptées au monde académique, au monde politique, au monde de l'entreprise, au niveau supérieur des hiérarchies. Parce qu'en raison de leur socialisation, les femmes manqueraient d'ambition, de compétence, de volonté, et elles ne correspondraient pas aux exigences d'une carrière de haut niveau. La deuxième dimension est macrosociale ou structurelle. Là, on s'intéresse aux régimes de genre, c'est-à-dire à la division sexuée des rôles sociaux ou à l'agencement des rôles entre les sexes, dans une société donnée. Typiquement en Suisse, cet agencement des sexes se réfère au fait que c'est l'homme en général dans la famille qui a le plus haut revenu, la femme qui a un revenu d'appoint lorsqu'elle travaille, la femme qui prend en charge une grande partie des tâches domestiques et donc aussi de l'éducation des enfants, et tout cela a lien au peu de place dans les crèches, qui fait que les femmes se replient sur la sphère familiale, alors que des hommes sont plus actifs sur le monde du travail. Ces différents éléments n'ont pas des liens de causalité. C'est pas parce que les hommes gagnent plus que les femmes, que les femmes se retirent du marché du travail, mais tous ensemble, ils forment système. C'est bien ce qu'on appelle un système de genre. Un système de genre justement qui exclut les femmes des carrières professionnelles. La troisième dimension, la dimension mésosociale, c'est là que nous pouvons avoir vraiment un impact en terme de politique d'égalité, c'est l'analyse des organisations et des conditions de travail au sein des organisations, et c'est là que l'on peut identifier des pratiques discriminatoires, plus ou moins visibles ou invisibles. Ainsi, on proposera plus facilement un temps partiel à une femme. Et puis finalement, c'est logique, puisqu'en Suisse, les femmes travaillent en général à temps partiel, les hommes à temps plein, donc il est plus logique quand on est à temps partiel de l'offrir à une femme. On aura moins de scrupules à lui proposer un poste pour lequel elle est surqualifiée, puisque bien sûr, on imagine bien qu'elle ne voudra pas faire carrière. En plus, si elle travaille à temps partiel, on sait que ce sera très difficile. On sait aussi que les femmes obtiennent moins de promotions que les hommes au sein des universités. Alors, c'est de nouveau dans l'articulation entre ces trois échelles d'analyse, sans lien de causalité très claire, mais qui font système, ces trois éléments font système. C'est seulement en articulant ces trois éléments que nous arrivons à voir où nous perdons les femmes dans leur ascension dans les hiérarchies professionnelles. Dans le cadre de l'université, on s'est rendu compte que c'est vraiment au niveau du post-doctorat que cela se joue. Je pense qu'on n'arrivera pas à changer les structures sociales, la dimension macrosociale. On peut motiver les femmes. On peut leur adresser des programmes qui visent à leur faire affirmer leur volonté de travailler à temps plein, de faire carrière. Mais là vraiment où on a un moyen d'intervenir, c'est au niveau des organisations, dans la recherche des pratiques discriminatoires. >> Donc, c'est une invitation à la mise en œuvre de politiques d'égalité au sein des institutions scientifiques, qui comme vous le rappelez, sont des organisations finalement comme les autres, de ce point de vue. Merci, Sabine. >> Tout à fait. Merci, Delphine. [MUSIQUE] [MUSIQUE]