[MUSIQUE] Pour cette séquence, je me trouve à la douane de Bardenay, qui est le principal point de passage entre la Suisse et la France. Point de passage intense, comme on l'entend avec le bruit des véhicules qui passent sur le côté. Puis, une douane classique pour une frontière classique, dont on voit toute une série de signes derrière moi. D'abord, tout au fond, sous l'arche, la douane française ; devant moi la douane suisse. Sur le côté, la borne frontière elle-même, qui marque l'emplacement de la ligne frontière. Également, à nouveau derrière moi, le point de change qui nous rappelle que l'on est là à la jonction entre deux systèmes monétaires. Celui de la Suisse, le franc suisse, derrière, l'euro, le système français de l'euroland, et puis aussi ce panneau de la circulation qui nous rappelle que l'on n'a pas la même signalisation routière en France et en Suisse. Et cela renvoie à ce que j'appelais le nationalisme ordinaire lors de la leçon précédente, c'est-à-dire ces petits signes qui ponctuent les territoires nationaux et qui rappellent que l'on est en France, en Allemagne, en Suisse ou ailleurs. Donc, une douane classique, un point frontalier classique, une ligne frontière classique, mais en même temps, un endroit qui illustre très, très bien la métamorphose de la fonction des frontières et de la place des frontières dans les constructions territoriales contemporaines. Pourquoi? Parce que cette douane, aujourd'hui, qui est proche de Genève mais encore une fois, à la limite du territoire genevois, est devenue un point central d'un projet transfrontalier entre la Suisse et la France, autour d'une grande agglomération genevoise que l'on appelle le Grand Genève, qui déborde très largement sur la France, pour moitié de sa superficie qui est côté français, l'autre moitié côté suisse, et qui est un projet extrêmement ambitieux de coordination des politiques d'aménagement à l'échelle d'une vaste région d'un million d'habitants. Pour comprendre la genèse de cette agglomération transfrontalière et la transformation du statut de la frontière qui l'accompagne, il faut faire un petit panorama historique de l'évolution de cette configuration en commençant peut-être par rappeler cartes à l'appui que cette frontière est relativement récente. Elle date de 1815, elle a été arrêtée à l'issue des guerres napoléoniennes avec une modification entre le territoire suisse et le territoire français et la ligne frontière est venue se placer là à l'occasion de ce traité de 1815. À partir de ce moment-là, et puis à l'époque disons, jusqu'en 1815, le canton de Genève est un très petit canton et la ville de Genève elle-même une ville très petite en étendue, on la voit à peine sur la carte qui est affichée. Et la question de la gestion de l'urbanisme et de la forme urbaine de Genève est bien évidemment limitée à une toute petite partie du territoire genevois. Un siècle plus tard, carte suivante, 1936 le plan de Raillard, on a affaire au premier plan d'aménagement à l'échelle du canton de Genève qui accompagne l'explosion de la ville de Genève, de son agglomération, de la zone urbanisée, et l'on voit qu'on commence à penser l'aménagement de Genève à l'échelle du canton tout entier, à peu près la moitié de la superficie du canton étant déjà urbanisée à cette date-là. Et puis petit à petit, progressivement, avec l'extension de la ville, avec la croissance de la ville, une partie importante de l'activité genevoise a commencé à déborder de l'autre côté de la frontière, côté français donc, avec un nombre croissant de personnes qui sont venues s'installer côté français venant travailler à Genève tous les jours. Dans cette carte que vous voyez projetée maintenant, on voit le ratio entre le nombre d'emplois et le nombre d'habitants commune par commune, à l'échelle, encore une fois, du canton de Genève et des communes françaises avoisinantes, et l'on voit bien que dans cette grande agglomération transfrontalière, l'essentiel des emplois sont concentrés à Genève et une partie importante de travailleurs genevois habitent côté français et traversent la frontière tous les jours. Ici, à la douane de Bardenay, vous avez plusieurs dizaines de milliers de personnes qui franchissent la frontière tous les matins et tous les soirs, des bouchons très importants, le matin et le soir, qui montrent à quel point ce lieu est devenu un lieu de passage quotidien et pas simplement une grande frontière internationale. Alors, compte-tenu de cette redistribution de la population résidente et des emplois à l'échelle de cette grande région transfrontalière, s'est mis en place au début des années 2000 un ambitieux projet transfrontalier qui implique plusieurs autorités politiques, le canton de Genève, le canton de Vaud, les départements français, les communes françaises concernées, avec à la clé notamment un projet d'agglomération structuré qui vise à planifier la croissance de cette agglomération, la structure de cette agglomération, de façon concertée entre les partenaires français et les partenaires suisses. À la clé également a été créé ce que l'on appelle dans le droit européen un groupement local de coopération transfrontalière, qui est une structure juridique de droit communautaire, encore une fois, et qui permet à nouveau à ces interlocuteurs suisses et français de coopérer et de définir ce projet commun de part et d'autre. Donc, on a bien affaire à une institution qui est transfrontalière et qui place la frontière au centre de son projet et non plus en marge du territoire, comme les frontières avaient l'habitude de l'être pendant très, très longtemps. Mais il faut voir qu'au-delà de cette institution proprement politico-juridique, il y a aussi quantité d'acteurs de la région genevoise qui se sont emparés de ce périmètre transfrontalier pour en faire un espace d'actions de revendication, de contestation le cas échéant, de gestion écologique, le passage, pourquoi pas aussi de gestion patrimoniale, puisque la frontière, même si elle est vivante, même si elle est active, même si elle a gardé son statut juridique tout à fait classique, a pris une importance croissante, notamment avec le fait que ses fonctions ont évolué, que la Suisse est entrée dans l'espace Schengen, que la régularisation de la circulation et de la mobilité personnelle a été modifiée avec l'intégration de la Suisse dans l'espace Schengen, les acteurs ont pu d'autant plus facilement concevoir des logiques d'action à l'échelle de ce périmètre-là, une fois encore avec la frontière au centre. D'un point de vue patrimonial, cette frontière, avec les bornes historiques comme vous avez vu tout à l'heure, sont là aussi pour rappeler que ces traces de l'histoire ont acquis avec le temps une valeur patrimoniale et sont travaillées et reconnues par des institutions qui cherchent à en valoriser la qualité historique, voire la qualité esthétique. Vous avez également des communes et des associations, suisses, françaises, qui coopèrent pour organiser des événements, des fêtes sur les frontières, des fêtes communes aux différentes municipalités qui sont de part et d'autre de la frontière, donc une véritable animation sociale et culturelle qui tourne autour de cet objet-là. Donc, la région genevoise, franco-genevoise transfrontalière n'est plus seulement un instrument juridique de planification de l'aménagement, mais un périmètre dans lequel se reconnaissent quantité d'acteurs individuels, collectifs, un espace de vie qui a défini et augmenté son propre publique, au sens politique du terme, avec donc une reconfiguration totale de l'espace et de la société qui lui correspond. Dernière illustration, des artistes se sont emparés de la frontière également pour en faire un objet de réflexion et de création. Gérard Benoit de la Guillaume par exemple, qui a multiplié les photographies tout à fait intéressantes à partir de bidons et d'alignements de bidons qui lui permettent de retracer des orientations, des directions dans le paysage, à cherché à subvertir le sens de la frontière par ses propres alignements, pour essayer de montrer comment elle pouvait signifier aussi un tracé, une création, une sorte d'aspiration visuelle dans le paysage, en faisant une sorte de land art qui joue sur les formes anciennes de la frontière, comme les tobleronne qui sont des blocs de béton qui étaient sensés arrêter les chars susceptibles d'envahir la Suisse, mais aussi les différentes bornes, les différents tracés de la frontière historique. Ce que l'on peut retenir de cet exemple de la douane de Bardenay, c'est que les frontières, bien sûr, continuent d'exister. Ces frontières existent presque plus que jamais, mais que leurs fonctions ont fondamentalement changé et que dans certains cas, elles peuvent se trouver au centre et non plus en marge de projets territoriaux, au centre et non plus en marge des projets de société. [MUSIQUE]