[MUSIQUE] Alors, la leçon précédente nous a montré comment pendant des siècles, on avait pensé la frontière comme une ligne permettant de circonscrire des collectifs existants, des peuples, des nations, ou des communautés linguistiques. Et on a vu également, durant cette leçon, que cette façon de penser les choses avait vraiment conduit à la production de frontières spécifiques, notamment celles qui sont issues de la Première Guerre Mondiale. Ceci dit, il y a un autre processus qui joue un rôle important et dont on n'a pas parlé, qui est le processus selon lequel la frontière participe à la construction même du collectif, participe à la construction même du territoire. Et donc, elle est un objet opératoire, un objet qui fonctionne et qui produit le territoire et le collectif qu'elle circonscrit. L'idée n'est pas nouvelle, elle a déjà été théorisée par des auteurs. Je vais juste en mentionner deux qui ont réfléchi à la chose. Le géographe Jean Gottmann, qui en 1952, dans son livre La politique des États et leur géographie, écrivait par exemple, il n'y a pas deux régions du globe qui soient tout à fait identiques. Le caractère inhérent à la nature des communautés humaines est de rechercher leur unité, leur raison d'être dans des oppositions, ou tout au moins des distinctions, d'avec les autres communautés avec qui elles entretiennent des relations. Donc, pour Gottmann, les nations, les États et les territoires sont des choses qui se construisent par l'opposition entre elles et entre eux, la frontière servant de limite de démarcation et de construction de cette opposition. L'anthropologue Fredrik Barth proposait lui, de son côté, d'étudier les limites ethniques, non pas comme des façons de simplement circonscrire ou enclore une culture particulière, mais comme étant là aussi un processus qui permet de définir le groupe et de le construire en tant que tel. Donc, si on adopte ce point de vue, qu'on appelle par ailleurs constructiviste, on peut essayer de comprendre comment la frontière est un dispositif, ou en tout cas une chose, qui une fois qu'elle est en place, contribue à animer plusieurs types de forces. On va les voir les unes après les autres. Elle contribue à produire de l'homogène au sein du territoire, elle contribue à produire des systèmes territoriaux qui sont tournés vers le centre du territoire et qui tournent le dos aux États voisins et aux territoires voisins. Et la frontière est par ailleurs aussi un moyen d'exacerber les différences culturelles, de part et d'autre de son tracé. Alors, pour entrer un peu dans le détail de cette analyse, on peut revenir au tout début des temps modernes, et l'exemple tout à fait intéressant de l'Angleterre du XVIe siècle. Avec notamment le texte fondateur de Thomas More, qui s'appelle Utopia, qui est le texte fondateur du genre littéraire de l'utopie, qui nous montre très bien, et on le voit sur la carte ici, qu'il a imaginé cette société idéale dans une île, mais une île artificielle qui a été coupée délibérément du continent, donc la frontière d'Utopia, du territoire d'Utopia a été délibérément voulue, en creusant l'isthme qui reliait la péninsule au continent. Et il propose, dans sa description d'Utopia, une société qui soit parfaitement homogène sur quantité de domaines, sur quantité de plans. C'est d'abord la nature qui, elle-même, justifie le fait que les individus soient considérés comme étant équivalents, les uns aux autres. Par ailleurs, l'île est organisée autour de 54 villes, dont il dit qu'elles sont bâties sur le même plan et qu'elles possèdent les mêmes établissements et les mêmes édifices publics. Il dit également que le langage, les mœurs, les institutions, les lois sont parfaitement identiques, à l'échelle de l'ensemble de la société des Utopiens. Et il dit aussi, pour entrer dans les détails, que les vêtements ont la même forme pour tous les habitants de l'île. Cette forme est invariable. Elle distingue seulement l'homme de la femme, le célibat du mariage. Donc, Thomas More nous montre une société idéale, la société utopienne, qu'il conçoit comme étant insulaire, avec un territoire clairement délimité, avec des frontières qui sont complètement artificielles, puisque l'isthme a été creusé, mais qui sont très marquées dans le territoire lui-même. Et avec à l'intérieur un processus de construction d'une société parfaitement homogène, que ce soit dans les formes bâties, ou que ce soit dans le langage, les mœurs ou les vêtements. Pour rester en Angleterre, toujours au XVIe siècle, on peut aussi s'intéresser avec Fernand Braudel notamment, à un processus qui s'est produit à partir du milieu du XVIe siècle, à partir de la perte de Calais, et à partir du moment où l'Angleterre, l'Angleterre des Tudor à l'époque, de la dynastie des Tudor, se retrouve complètement limitée à l'archipel britannique. Fernand Braudel écrivait, dans Civilisation matérielle et capitalisme, comment l'Angleterre est-elle devenue une île. Et l'analyse qu'il propose, derrière cette question un peu curieuse, un peu inhabituelle, est de dire que l'Angleterre ayant perdu les seules portions de territoire qu'il lui restait sur le continent européen, la dynastie des Tudor a organisé la société et l'État anglais, de façon à détourner complètement le regard du Continent, le retourner sur l'intérieur du territoire, mettre en place une série d'opérations, d'aménagements, de bonification des terres, de valorisation des ressources de l'Angleterre, mais également d'organiser un processus de conquête intérieure, en direction de l'ouest, vers l'Irlande, en direction du nord, vers l'Écosse. Et donc, de constituer une sorte de grand marché intérieur, de grande société nationale, qui était organisée de façon à coïncider avec le système périmétré par les frontières, les nouvelles frontières finalement de l'Angleterre, et plus tard de la Grande Bretagne. Dans le même temps, la monarchie britannique organise également une politique religieuse qui fait que tous les Anglais deviennent anglicans, au même moment où les Écossais deviennent presbytériens, et les Irlandais restent catholiques. Donc, la religion participe aussi de ce processus d'homogénéisation. Et donc, il y a encore une fois un travail d'homogénéisation de l'intérieur, sur la base de frontières nouvellement définies et nouvellement pensées. Autre exercice, qui est à l'œuvre durant cette période, et notamment sous Elizabeth Ier, c'est le travail de production cartographique de l'Angleterre et du Pays de Galles de l'époque, puisque la reine Elizabeth Ier accompagne, en tout cas facilite la fabrication, la production d'un atlas, qu'on voit ici à l'écran, et qui est le premier atlas du genre, où on voit apparaître le territoire de l'entier d'un pays, avec toutes les circonscriptions administratives, ce qu'on appelle les comtés en Angleterre, qui existaient à l'époque. Et ce dispositif cartographique donne une image très structurée du territoire britannique, l'image étant là, encore une fois, pour donner cette vision homogénéisante et structurée du territoire, à partir d'une vision périphérique, à partir donc des frontières environnantes. Et sur le mode purement symbolique, on voit avec le tableau qui apparaît ici à l'écran, qui a été dessiné par Marcus Gheeraerts, un tableau de la reine Elisabeth, ils sont très nombreux, ces portraits d'Elisabeth Ier. Et sur ce tableau, on voit très bien que la reine pose les pieds sur la fameuse carte de Christopher Saxton, qu'on a vue juste avant, et elle marque d'une certaine façon, l'adéquation parfaite qu'il y a entre la monarque d'une part, le territoire sur lequel elle règne, et la population correspondante et la représentation cartographique de ce territoire. Donc, là aussi, on voit qu'on a à faire à une production d'un territoire organisé, structuré, tourné vers l'intérieur, homogène, par beaucoup des caractéristiques de sa population, tout en organisant tout un système de protection à la frontière, des fortifications, des côtes, des ports, qui font encore une fois, que la frontière est la limite construite de cette nouvelle territorialité étatique. On va voir, dans la séquence suivante, une série d'illustrations de ces trois forces par lesquelles ou selon lesquelles la frontière contribue à construire des territoires et des peuples, de part et d'autre de son tracé. [MUSIQUE]