[MUSIQUE] Les premières leçons de ce module ont insisté sur la naissance et la concrétisation de l'idée moderne de frontière étatique et territoriale. Et on a vu quels types de collectifs elle contribuait à circonscrire. Cette idée née en Europe au XVIe siècle, en Europe de l'Ouest, même, s'est développée, renforcée, mondialisée et aujourd'hui, au XXe siècle et au XXIe siècle, on est à un tournant de cette idée avec des recompositions territoriales, des recompositions identitaires qui impliquent une évolution très significative, non pas de l'existence des frontières mais de leur signification et de leur fonction. C'est à cette recomposition, à ce processus de recomposition que l'on va consacrer la dernière leçon de ce module. En commençant par une séquence consacrée à ces imaginaires d'un monde sans frontières qui existent depuis longtemps, que l'on a côtoyés depuis la révolution industrielle et qui ont prétendu que l'on pouvait imaginer, voire mettre en place un monde qui serait débarrassé des frontières, et je vais faire le tour de certains de ces imaginaires pour montrer de quelle façon ils ont pu influencer la façon de penser les frontières, encore aujourd'hui. En disant cela, je ne pense pas en particulier aux organisations intergouvernementales du genre de l'Organisation des Nations Unies que l'on voit derrière moi, qui est l'incarnation d'une certaine conception du mondial aujourd'hui, pour la bonne et simple raison que l'Organisation des Nations Unies, ou les agences des Nations Unies sont d'abord et avant tout des structures intergouvernementales qui reconnaissent les gouvernements, les territoires, le droit national et le droit international, et donc elles incarnent non pas un monde sans frontières mais elles incarnent un monde de coopération entre les états avec leurs frontières et avec le droit international qui ménage les frontières. Et d'ailleurs, la multiplicité des drapeaux que l'on voit également derrière moi quelque part atteste de l'omniprésence des états et de l'omniprésence des nations constitutives de ce monde globalisé. Même si certaines agences des Nations Unies comme le Bureau International du Travail ou l'Organisation Mondiale de la Santé, qui sont ici, basées à Genève également, contribuent à une évolution du statut des frontières, de leurs fonctions. Mais les frontières existent, sont maintenues et sont quelque part cultivées par ces organisations et cultivées par ce qu'on appelle le droit international, qui est en fait un droit interétatique. En parlant donc d'imaginaires d'un monde sans frontières, je pense plutôt à des imaginaires ou à trois types d'imaginaire, plus exactement, qui ont postulé qu'on pouvait imaginer un monde débarrassé des frontières et des clivages politiques et juridiques principaux. Trois formes principales. Tout d'abord, un imaginaire technophile ou techniciste, qui depuis la révolution industrielle, depuis le chemin de fer jusqu'à Internet aujourd'hui, a postulé que les révolutions technologiques allaient pouvoir contribuer à accompagner l'émergence d'un monde unifié, débarrassé des frontières, débarrassé des contraintes politiques et qui consacrerait une capacité de l'humanité toute entière à coopérer et à travailler ensemble. Un deuxième type d'imaginaire d'un monde sans frontières est l'imaginaire libéral, celui qui postule que la circulation généralisée de l'argent, des biens, des services et pourquoi pas des travailleurs pourrait également contribuer à la disparition des frontières et à l'émergence d'une d'humanité portée par une sorte d'intérêt général sous la forme de l'addition des intérêts particuliers. Au demeurant, certains exemples sont assez représentatifs de cet imaginaire libéral. Par exemple, le livre d'un ancien directeur de l'Organisation Mondiale du Commerce, Mike Moore, qui s'intitule A World Without Walls, Un monde sans murs, qui faisait l'apologie, bien sûr, du commerce international et qui postulait quelque part que, à l'issue de ce processus de mondialisation du commerce, on pouvait imaginer un monde sans murs ou un monde sans frontières, voire même certaines entreprises qui se mettent au service d'autres entreprises pour faciliter la migration mondiale du personnel qu'elles pourraient employer, et qui parfois font référence à cet imaginaire du sans frontières. Et puis, le troisième imaginaire d'un monde sans frontières, c'est l'imaginaire qu'on pourrait qualifier d'humaniste, celui qui pense que l'émergence d'un souci de l'autre au niveau mondial, d'une sorte de solidarité mondiale pourrait contribuer à faire disparaître les clivages ethniques, nationaux, culturels, et donc politiques et juridiques, et faire advenir une humanité responsable d'elle-même. C'est un type d'imaginaire que l'on voit à l'œuvre, bien sûr, dans la rhétorique révolutionnaire, socialiste, anarchiste, qu'on trouve également à l'oeuvre dans les mouvements sociaux qui prônent une circulation beaucoup plus aisée de la main d'œuvre, notamment ce mouvement un peu mondial, aujourd'hui, qui s'appelle No Borders, justement, Plus de Frontières, pour encourager la libre circulation de tous les gens, de tous les migrants, travailleurs ou autres qui voudraient pouvoir habiter n'importe où à travers le monde et qui encore une fois cherchent à abolir les frontières pour atteindre cet objectif. Dernier exemple, aussi, de cet imaginaire un peu humaniste d'un monde sans frontières, c'est celui qui surgit à l'occasion des premières photographies de la Terre qui sont prises depuis l'espace, et depuis la Lune, au demeurant, des photographies prises à la fin des années 1960 par la NASA, et au début des années 1970, et qui montrent une Terre dont on ne voit pas les frontières, à la surface de laquelle on ne voit aucun artefact. Et puis, comme le disait l'un des astronautes qui a pris l'une des ces premières photographies, en 1968, il écrivait : le jour où l'on sera enfin debout sur la Lune et que l'on tournera nos yeux vers la Terre, toutes ces différences et ces caractéristiques nationalistes finiront par se confondre et ce sera peut-être le début d'un concept nouveau, celui d'un seul Monde (One World), et alors, on se demandera pourquoi diable nous ne parvenons pas à apprendre à vivre ensemble comme un peuple digne. Donc, ces imaginaires d'un monde sans frontières, techniciste, humaniste, libéral sont des imaginaires très puissants de ces deux derniers siècles, qui ont tous d'une certaine façon prôné l'abolition des frontières, leur disparition, l'avènement d'un monde globalisé, mondialisé, au service d'une humanité qui serait elle-même solidaire et cohérente. Ceci dit, dans l'immense majorité des cas, y compris chez les acteurs politiques qui ont pu s'emparer de ces imaginaires-là, ils ont assez largement contribué au maintien des frontières juridiques, qui existent toujours, bien sûr, malgré deux siècles de rhétorique inter-nationaliste, mais avec des frontières qui assurément ont pu changé de fonction et changé de statut. A une autre échelle, l'Union Européenne est une illustration intéressante de cet imaginaire d'un monde sans frontières ou, à son échelle, d'une Europe sans frontières. D'une certaine façon, elle incarne assez bien l'articulation de ces imaginaires technophile, humaniste et libéral. Ceci dit, l'Union Européenne n'a jamais entrepris véritablement un travail de démantèlement des frontières interétatiques entre les états membres. Simplement, elle a travaillé la substance de ces frontières et leur fonctionnement pour essayer d'en atténuer l'effet de contraste et de faciliter la circulation de quantités de choses à la surface de l'espace européen. Les instruments utilisés sont extrêmement variés. Des instruments de cohésion régionale, de développement régional, qui doivent faciliter, comme le FEDR, ce qu'on appelle le FEDR, qui doit faciliter l'atténuation les contrastes de richesses entre les régions les plus riches et les régions les plus pauvres de l'Union Européenne. Les instruments comme les programmes de mobilité étudiante, le programme ERASMUS ou le programme Interreg, qui facilite la circulation des personnes, l'établissement de réseaux de coopération entre des acteurs qui seraient basés dans des états et des régions différents de l'Union Européenne, avec des cadres institutionnels qui sont prévus pour cela. Ou la mise en place d'instruments comme l'Euro, lui-même, pour une partie des états membres, ou l'espace Schengen pour faciliter là aussi la mobilité des individus et des Européens, qui là aussi, donc, transforment le statut des frontières qui ne sont plus, dans le cas de l'Euro, des frontières monétaires ou qui ne sont plus, dans le cas de Schengen, des frontières dans lesquelles se fait la régulation de la circulation des personnes. Ceci dit, en tout état de cause, si l'Union Européenne cherche bien à faire advenir une société européenne, ce n'est pas une société sans frontières, ce serait une société dans laquelle les frontières joueraient un rôle beaucoup moindre que celui qu'elles ont pu jouer entre le XVIe et le XIXe siècles, et faire advenir une sorte de nouveau, un nouveau type de frontières qui pourraient également être un type d'espace sur lequel se construisent des coopérations transnationales, et on en verra un exemple tout à l'heure avec la coopération franco-genevoise. [MUSIQUE]