[MUSIQUE] Alors, parmi les formes de recompositions transfrontalières, qui jouent un rôle important aujourd'hui, dans l'évolution du statut des frontières, il y a celles qui sont liées à la nature, et qui mettent plus exactement la nature au centre de leurs projets. On va en parler aujourd'hui avec Jörg Balsiger, qui est Professeur à l'Université de Genève, spécialiste de relations internationales et de géographie politique, et plus spécialement, spécialiste de la régionalisation de la gouvernance de l'environnement. Bonjour Jörg et merci de ta présence. Mais je vais en parler, dans un premier temps, de façon un peu plus générale, juste pour revenir avec Jörg sur un exemple particulier, qui sera celui du Caucase. De façon générale, il est bien connu, enfin disons qu'il est banal, il est tout à fait habituel de dire que la nature ne connaît pas les frontières. Ceci dit, depuis longtemps, depuis toujours, les naturalistes ont pris l'habitude d'identifier ce qu'ils appellent des fois des régions naturelles, ou des fois des biorégions, d'identifier des limites quelque part dans la nature, dont on sait qu'elles ne correspondent pas aux limites politiques, qu'elles ne correspondent aux frontières étatiques, quand bien même on a pu invoquer, pendant très longtemps, l'existence de frontières naturelles. Mais, il n'y a pas que les naturalistes qui se préoccupent de ça. C'est également le cas des activistes de l'environnement, qui veulent que ces régions naturelles, ces biorégions, ces écorégions servent de périmètres, d'objets, d'entités, qui justifient leur action et qui organisent leur action politique, pour promouvoir la préservation de l'environnement. Un premier exemple, le WWF a adopté la notion d'écorégion pour circonscrire les entités naturelles, mais aussi des stratégies qu'ils mettent en place, à l'échelle de ces entités, pour optimiser leur politique de protection et les relations qu'ils peuvent avoir avec les États partenaires. Aux États-Unis et au Canada, un mouvement assez puissant, qu'on appelle le mouvement biorégionaliste s'est développé, dans les années 1980, 1990. Il a contribué à, là aussi, l'identification de régions naturelles, de biorégions, comme ils les appellent eux-mêmes, dans le cadre desquelles ils estiment que les identifications individuelles, l'action collective, doit être organisée. Que les frontières internationales passent au travers de ces régions, peu importe, ou qu'elles recoupent les provinces canadiennes ou les états états-uniens, peu importe. Ce sont les régions naturelles, les biorégions dans le cadre desquels doivent se concevoir les identités individuelles et l'action collective, à tel point d'ailleurs qu'on parle assez volontiers, dans ce cas précis, d'identité écocentrique, voire même d'écologie des identités partagées, pour identifier ce rapport privilégié que des individus doivent avoir avec leur biorégion spécifique. D'autres institutions encore s'intéressent à ces entités naturelles, quel que soit le nom qu'on leur donne, pour en faire des outils de planification ou de gestion. C'est le cas de l'Union européenne, qui a adopté une typologie de ces régions biogéographiques, pour penser sa politique de l'environnement, à l'échelle du continent tout entier. Et puis, plus précisément, région par région, elle est parfois amenée à accompagner des processus qui vont plus loin dans la coordination des États concernés. Je pense à l'exemple un peu emblématique, c'est celui qui sert un peu de référence depuis, l'exemple des Alpes, et l'exemple du traité international que les États alpins, ceux de l'Union européenne et la Suisse ont signé en 1991. Et cette Convention alpine n'est évidemment pas là pour gommer les frontières. Ce sont les États qui sont signataires, et les frontières sont évidemment quelque part un peu confortées. Mais en même temps, le traité et la Convention alpine veille à coordonner l'action des États alpins, dans une direction suffisamment similaire, pour qu'on puisse optimiser la protection de la nature dans les Alpes et le développement durable. À une autre échelle aussi, l'Union européenne a mis en place des grands espaces de coopération transnationaux. Il en existe un également, pas tout à fait à l'échelle des Alpes, mais un peu plus grand que les Alpes, qu'on appelle l'espace alpin, et qui encourage les coopérations des acteurs des différents pays alpins, pour monter des projets en commun, des projets qui, en général, sont tournés vers des objectifs de développement durable. Un des exemples étant l'association qui s'appelle Perles des Alpes, qui réunit des stations de ski, de différents pays alpins, qui veulent promouvoir un tourisme doux, la mobilité durable à l'échelle des pratiques touristiques dans la station. Donc, vous voyez que ces écorégions, biorégions, régions naturelles, sont là pour créer des liens par-delà les frontières et promouvoir une gestion concertée, intelligente, transfrontralière des ressources naturelles. Alors, avec Jörg Balsiger, on va plus spécialement voir le cas du Caucase, qui est une autre région de montagne, mais qui s'est inspiré en partie de l'exemple alpin, pour voir comment justement, dans un contexte géopolitique très, très différent, on a pu là aussi, et on peut aujourd'hui, là aussi, chercher à promouvoir ce genre de coopération transfrontralière. Jörg, pour commencer, est-ce que tu peux juste nous rappeler un peu le contexte géopolitique du Caucase, tel qu'il se présente. >> Alors, pour nous localiser déjà, le Caucase, c'est le pont entre l'Europe et l'Asie, avec la mer Noire à l'est, à l'ouest, et la mer Caspienne à l'est. Le Caucase, il a, en effet, une histoire très complexe, avec une dimension géopolitique extrêmement prononcée. Le Caucase a souvent été divisé. Il se trouvait à l'interface de plusieurs empires, perse, ottoman, arabe, ou des royaumes comme la Géorgie, l'Arménie. Et puis, sous le contrôle de l'Union soviétique, jusqu'à sa chute en 1991. >> Donc, pas de frontières internationales dans le Caucase, avant 1991. >> Des frontières internationales, mais plutôt des frontières entre empires, où on peut constater une certaine liminalité, c'est-à-dire une notion de frontière un peu floue. Mais avec la chute de l'Union soviétique en 1991, on a vu la création de trois pays, l'Arménie, la Géorgie, l'Azerbaïdjan. La chute a amené l'élimination du centre de pouvoir, qui jusqu'à là a pu équilibrer les forces entre les différents partis. Et puis, ce vide de pouvoir a été rempli par des mouvements nationalistes. Donc, à partir des années 80, fin des années 80, on a constaté plusieurs conflits, conflits violents. On peut citer la guerre civile en Géorgie. La guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, autour du Haut-Karabagh, deux guerres en Tchétchénie et encore d'autres. Donc, ce qui nous laisse avec une situation extrêmement complexe, avec des frontières qui sont toujours contestées, entre la Russie et la Géorgie. Des frontières qui sont extrêmement imperméables, comme celles entre la Turquie et l'Arménie, qui, à cause du génocide arménien, sont restées complètement closes à ce jour. >> Et donc, à partir de 1991, l'essentiel des enjeux frontaliers dans cette région-là du monde, se jouent, portent sur des questions qui sont liées à des communautés linguistiques, >> des communautés religieuses. Est-ce que c'est la langue ou la religion qui préside l'élaboration du discours sur la bonne frontière? >> Oui, absolument. Il y a une énorme complexité et diversité de langues, de cultures, d'ethnies dans cette région. Mais, ces différences ont souvent été mobilisées dans un sens politique, surtout par l'Union soviétique. >> Et donc, pendant tout ce temps-là, le fait qu'on ait à faire à une région qui a des caractéristiques naturelles tout à fait spéciales, avec des chaînes de montagnes importantes, des bassins également très importants, n'a pas joué un rôle décisif. Et c'est maintenant peut-être que le fait qu'on ait à faire à cette région de montagne particulière, qu'on commence à voir quelque chose de nouveau? >> Oui, il faut préciser qu'il y avait eu des épisodes régionaux, transnationaux, à l'échelle du Caucase, avec des républiques de montagnes transcaucasiennes, dans les années 1910, 1920, mais qui étaient éphémères. Mais, c'est vraiment à partir de l'année 1990 et 1991, avec un premier sommet à Tbilissi des parlementaires verts de la région, que cette notion de région unifiée émerge. Et puis, dans cette histoire de revitalisation de coopération transfrontralière autour de la région de montagne, on constate à partir des années 1990, début des années 2000, un fort intérêt de la part des acteurs internationaux, tels qu'on les trouve dans d'autres régions de montagne, comme les Alpes et les Carpates, le WWF, l'IUCN. >> Est-ce que ça veut dire que dans ce cas-là, on chercherait à promouvoir une coopération transnationale autour des enjeux environnementaux et montagnards, pour essayer de contrebalancer ou de corriger, comment dire, la propension de cette région >> à plutôt fonctionner sur un mode conflictuel? D'invasion, de guerre civile. >> Oui, oui, absolument. C'est intéressant que l'exemple des Alpes, par l'extérieur, est souvent vu comme exemple de coopération internationale qui sert la paix. Donc, dans le Caucase, où le contexte géopolitique est extrêmement compliqué, la notion de paix, de promotion de paix, a toujours joué un rôle fort, dans les efforts interétatiques. >> D'accord, donc la paix par la nature et l'apaisement des tensions frontalières. >> Absolument. >> Alors, toi en particulier, tu t'es occupé de monter un réseau de scientifiques de plusieurs pays, qui cherchent à coopérer dans la mise en place de cette >> coopération. >> Effectivement. Comme dans d'autres régions de montagnes, il y a eu des efforts à monter une convention politique de montagnes, à partir des années 2000, avec le soutien du programme des Nations unies pour l'environnement, et le centre régional de l'environnement à Tbilissi. Mais, suite aux guerres entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, les conflits civils en Tchétchénie, et puis surtout la guerre entre la Russie et la Géorgie, on s'est rendu compte qu'à l'échelle étatique, interétatique, il y a des blocages importants. Donc, l'idée de monter une coopération scientifique a émergé, et a débuté il y a deux ou trois ans, et à ce jour, a vu la création notamment d'un réseau scientifique, autour d'institutions scientifiques, et des universités et des académies nationales, scientifiques, des six pays de la région. >> Très bien, merci Jörg. Donc, on voit bien, avec cet exemple du Caucase, et puis les exemples évoqués précédemment, des Alpes ou des biorégions nord-américaines, on voit bien à quel point aujourd'hui l'invocation de la nature, à faire du lien à la nature, à être conçue comme étant un bien commun, participe de cette façon de faire, ou de repenser les coopérations transfrontalières, et quelque part de renvoyer au registre des mythes historiques, cette fameuse référence aux frontières naturelles, qui a joué un rôle si important dans les siècles précédents. [MUSIQUE]