[MUSIQUE] La séquence précédente nous a donc montré que, malgré la mondialisation, malgré la diversité et la vigueur des imaginaires de mondes sans frontières, les frontières sont bel et bien là, encore aujourd'hui, elles se maintiennent, elles tiennent dans l'espace. Ceci dit, elles changent de forme, elles changent de fonction, notamment dans le rôle qu'elles jouent dans la construction des individualités, des identités et des subjectivités. Pour discuter de cette question, je voudrais avoir un entretien, discuter de cette question-là avec Frédéric Giraut, qui est professeur au département de géographie et environnement de l'Université de Genève, que certains d'entre vous ont déjà vu également dans le module précédent sur les frontières de l'ethnorégionalisme, mais qui par ailleurs a beaucoup réfléchi à cette question de l'actualité des frontières, notamment dans le cadre d'une collaboration qu'il a eue avec une collègue de Grenoble, Anne Laure Amilhat-Szary, avec laquelle il a publié un livre collectif sur cette notion de Borderities dont il va nous parler dans un instant. Alors, la première question que je voulais te poser, Frédéric, c'était de nous expliquer de quelle façon tu vois l'actualité de cette transformation, de cette métamorphose des formes et des fonctions frontalières. >> Alors, la mutation des frontières, on parle des frontières internationales, aujourd'hui, elle s'effectue, je pense, sur plusieurs plans. D'une part, il y a une différenciation de plus en plus accrue des frontières internationales. Certaines se renforcent de manière spectaculaire, on connaît la question des murs. D'autres, au contraire, ont tendance à s'effacer. C'est ce que certains appellent le jeu ou le mouvement du bordering, re-bordering, de-bordering, ce qui est quelque chose d'assez bien étudié aujourd'hui. Les frontières, également, ont tendance à se dissocier, ou plutôt les fonctions frontalières ont tendance à être dissociées. C'est-à-dire qu'on va avoir certaines fonctions qui vont continuer à s'effectuer sur la matérialisation classique de la frontière, sur la ligne fixe dans les postes frontières. Et puis, on va avoir d'autres fonctions qui, elles, au contraire, vont s'exercer ailleurs, en d'autres lieux. Donc ça, c'est une seconde caractéristique avec notamment une dissociation des fonctions de filtrage ou de contrôle : d'un côté des personnes et puis de l'autre des flux, matériels et immatériels. Donc, on a en fait trois types de mouvements qui vont faire l'objet de contrôle, de suivi, de filtrage, par forcément dans les mêmes lieux. Donc, ça me paraît aussi être une caractéristique importante. Et puis, et ça va avec, il y a la question de la diffusion des fonctions frontalières, voire la dilution des fonctions frontalières qui, grâce à de nouvelles technologies, peuvent finalement s'exercer pratiquement en tout lieu, donc, ça c'est aussi une caractéristique importante, et ont une dimension portative, individualisée et portative. Certaines technologies font que, finalement, chaque personne est aussi porteuse d'une part de frontièrité, et là on en vient au terme que tu as évoqué et puis qu'on propose dans le cadre de cet ouvrage. Le fait de proposer ce terme de frontièrité, le but est de se doter d'outils qui permettent d'essayer d'appréhender la part de frontière qui se trouve finalement en tout lieu et en toute personne. >> Et quelles sont les implications de cette transformation dans les façons de franchir la frontière, si elle est maintenant éclatée, si elle est maintenant pluralisée? En termes de franchissement, qu'est-ce que ça change pour les individus qui sont concernés? >> Alors, en termes de franchissement, ce que l'on constate, alors ce n'est pas quelque chose de radicalement nouveau, mais c'est quelque chose qui s'affirme de plus en plus dans les régimes frontaliers qui se mettent en place dans la période contemporaine ; c'est le fait qu'il y a de plus en plus une individualisation >> de la capacité ou non à franchir la frontière et à accéder aux marchés, aux univers qui se trouvent de l'autre côté d'une frontière. On parle, pour ça, enfin on propose aussi de parler pour ça de régimes de franchissement, ou de régimes d'accès qui seraient individualisés, qui seraient personnalisés. L'existence de ces régimes individualisés ou personnalisés transforme beaucoup de choses. C'est-à-dire que le candidat ou la candidate au franchissement ou à l'accès à ce qui se trouve de l'autre côté d'une frontière va devoir recourir à des ressources qui lui sont propres qui relèvent finalement de ce que certains appellent le capital social ou le capital géographique ou le capital culturel. Bref, un ensemble de capacités qui pourront être déployées selon le statut de la personne et selon la nature de la frontière à franchir. Alors, ça va de la capacité à maîtriser les langues, évidemment. Ça va de la capacité à financer des modalités de franchissement, légales ou illégales mais qui ont un coût. Ça passe aussi par la mobilisation de réseaux sociaux, bien sûr, et puis, toute une série de capacités qui peuvent être physiques, aussi, ou qui peuvent être intellectuelles dans la capacité de comprendre des situations et d'arriver à les surmonter. >> Alors, si je comprends bien, dans l'acception moderne de la notion de frontière, les individus étaient principalement identifiés du point de vue de leur nationalité, et d'une façon assez générique selon la nationalité qui était la leur. Là, ce que tu es en train de dire, c'est qu'aujourd'hui, il y a une individualisation, personnalisation croissante du rapport à la frontière, et c'est bien plus l'ensemble des ressources et des identifiants qu'un individu peut mobiliser qui vont faire qu'il va franchir ou non de telle ou telle façon la frontière. >> Absolument. Alors, ça ne veut pas dire que le nationalité, la citoyenneté ne jouent plus aucun rôle. On sait que le fait de détenir un passeport de l'Union européenne ou des États-Unis offre déjà en soi toute une série de possibilités que n'offrent pas d'autres citoyennetés. Donc, ça reste quelque chose, évidemment, d'important. Mais que ce soit pour les candidats au franchissement par les filières légales ou par les filières illégales, ça n'épuise pas les capacités, il y aura évidemment d'autres ressources à mobiliser telles que celles que j'ai évoquées précédemment. >> Et entre le niveau de la nationalité et le niveau hyper individuel, est-ce qu'il y a des modalités sociales, des clivages sociaux qu'on peut identifier qui permettent de >> dissocier des groupes, des collectifs qui auraient des formes de capital social ou économique un peu différenciées, qui ont des façons de pratiquer la frontière très nettement différentes? >> Alors, là on parle de manière générale, après il faudrait pouvoir rentrer dans des cas plus particuliers, des contextes ; >> des contextes d'origine et puis des contextes frontaliers qui sont l'enjeu du franchissement, qui obligent à différencier la réponse à ta question. Alors, je ne sais pas si c'est exactement une réponse à la question que tu poses, mais ce qui me paraît vraiment intéressant, c'est que la diversité des capacités à mobiliser font que certains groupes, enfin des collectifs pourront disposer collectivement de certaines ressources. On peut penser à la langue, par exemple. Mais, après, la question du réseau social va, en partie, être quelque chose d'individuel. Donc, on va pouvoir identifier des collectifs qui sont plus ou moins bien positionnés et pour lesquels question du franchissement et de l'accès seront plus ou moins aisée, mais au sein de ces collectifs, il va y avoir une différenciation qui pourra s'exercer selon les ressources qui, elles, peuvent être personnelles ou liées à un groupe moins large ; le groupe familial, par exemple, ou professionnel pourquoi pas. >> Eh bien, merci Frédéric pour cet éclairage, et puis on renvoie les auditeurs à ton livre. Merci. [MUSIQUE]