[MUSIQUE] [MUSIQUE] Je vais vous présenter maintenant la grille d'analyse de l'hydrohégémonie, qui a été développée par le London Water Research Group, et plus particulièrement Mark Zeitoun et Jereon Warner, très récemment, dans les années 2000, pour mieux comprendre quelles sont les relations de pouvoir entre les États qui partagent un cours d'eau transfrontalier. Le point de départ de cette grille d'analyse est vraiment de considérer que la relation amont aval n'est pas forcément la relation évidente de domination de deux pays qui partagent un même cours d'eau. Nous nous situons ici à proximité du barrage du Seujet, qui est assez symbolique car il encadre les relations entre la Suisse et la France, en aval, sur le bassin du Rhône. Le barrage du Seujet, c'est un ouvrage de régulation qui permet à la Suisse d'envoyer de l'eau vers la France. Dès lors, il est clair que la Suisse, en amont, peut être dans une position dominante à l'égard du pays aval. C'est en tous cas ce que le commun des mortels peut penser, a priori, lorsqu'il analyse les relations transfrontalières autour d'un bassin versant partagé. Eh bien, ce que nous disent les auteurs, c'est que cette hydrohégémonie, elle ne passe pas seulement par la position riveraine, riparienne, sur le fleuve, mais aussi par d'autres dimensions. Les auteurs développent trois dimensions clés. La première, c'est la position géographique, dont on a déjà parlé, je reviendrai sur ce point. La deuxième, c'est le pouvoir, le rapport relatif de puissance entre les différents pays. Et la troisième dimension, c'est le potentiel économique et le potentiel d'exploitation du fleuve. Cette grille d'analyse, on dit en théorie politique qu'elle est pluraliste. C'est-à-dire qu'elle considère qu'à priori aucun État ne dispose de toutes les dimensions de l'hydrohégémonie. Que ces dimensions sont inégalement distribuées, et font qu'en quelque sorte il n'y a jamais, vraiment, un État surpuissant et un État dominé, dans les relations transfrontalières autour des ressources en eau. Cela, c'est un point de départ important car on va pouvoir comprendre que ces relations transfrontalières, elles varient dans le temps, et elles ne sont jamais données de façon évidente par la position riveraine sur le cours d'eau, où le pays amont serait systématiquement le plus puissant. Alors je vous propose d'entrer, maintenant, un petit peu plus dans les détails sur ces trois dimensions. La position riparienne, ou de riveraineté autour des cours d'eau, c'est effectivement la position amont aval. Contrairement aux deux autres dimensions, elle a une spécificité assez forte, celle-ci. C'est que elle ne peut pas être manipulée. Elle est immuable. Il est clair que le pays amont restera toujours le pays amont, et le pays aval, toujours le pays aval. On ne peut pas inverser le cours d'un fleuve. C'est une évidence. Ce qui veut dire que la position riparienne introduit, de toutes façons, une asymétrie naturelle entre les usagers, entre les acteurs, et entre les États d'un fleuve partagé. Toutefois, les auteurs ne considèrent pas que, systématiquement, le pays en amont sera le pays dominant. C'est ça qui fait, clairement, tout le côté innovant de leur grille d'analyse. Le pays amont n'est pas forcément celui qui exerce une violence sur le pays aval, et nous allons comprendre pourquoi. Mise à part la position riparienne, la deuxième grande dimension du modèle d'analyse c'est le pouvoir. Le pouvoir peut totalement renverser les relations de riveraineté autour d'un fleuve. En effet, il peut arriver, et nous le verrons dans les prochaines séquences, que ce soit le pays en aval qui soit le plus puissant, autour d'un bassin versant. Le pouvoir, il est défini chez les auteurs à travers trois sous-dimensions. La première, c'est le pouvoir matériel, ou systémique. Le fait que, de par le développement économique, la puissance militaire, l'aura dans la région, ou même, les droits acquis, à travers le temps, à travers l'histoire, parfois même l'histoire postcoloniale, eh bien un État dispose d'une puissance et d'une aura politique beaucoup plus forte que les autres dans le bassin versant. C'est la première dimension du pouvoir, celle que l'on peut qualifier de systémique, et matérielle. La deuxième dimension du pouvoir, c'est le pouvoir de négociation. C'est la capacité d'un État de faire alliance avec d'autres États et d'arriver à constituer un groupe de négociation qui pèse dans la balance. Et là aussi, on sort très clairement des relations bilatérales d'État à État, pour envisager le bassin versant comme un tout, avec plusieurs états et des jeux d'alliance et d'intérêts qui peuvent se nouer bien au-delà de la simple relation amont aval. Avec donc, des relations d'alliance et d'intérêts, comme je viens de le dire, mais aussi le droit international qui peut donner certaines prérogatives à des États et pas à d'autres, et donc venir jouer dans la négociation. La troisième dimension, ou sous-dimension du pouvoir, c'est le pouvoir structurel. C'est celui qui vient des discours et des idées. Et, plus largement, de la valeur symbolique qu'accordent les États à leur eau. Il est très clair que, dans nombre de pays, même d'ailleurs dans les pays d'Europe du nord, pas seulement dans les régions arides, l'eau a souvent été une ressource symbolique, forte au plan politique. Notre eau, la souveraineté sur l'eau a été affirmée comme un enjeu déterminant de la souveraineté nationale. C'est ce que l'on appelle les nationalismes hydriques. Et cette question du pouvoir structurel, elle est déterminante, parce qu'elle impose parfois qu'un État va accorder une importance toute stratégique à son eau, et en faire un enjeu beaucoup plus primordial qu'un autre État, tout autant riverain du même fleuve. On a donc là, à travers ces trois dimensions du pouvoir, des possibilités différentes de qualification de la puissance respective de chaque état autour des fleuves. Nous devons maintenant aborder la troisième dimension. Cette troisième dimension c'est celle du potentiel d'exploitation. Ce potentiel d'exploitation, ce n'est pas seulement le pouvoir matériel, lié à la puissance économique. Mais il en est quelque part dérivé. C'est le fait que les États, au cours, ou au long d'un même fleuve, font des usages très très très différents de la ressource. Je vous prenais tout à l'heure l'exemple de ce barrage du Seujet qui se situe à l'articulation entre la Suisse et la France. Il faut savoir qu'en Suisse, le Rhône est utilisé principalement pour la production hydro-électrique. Mais à quelques kilomètres de là, le Rhône est aussi utilisé pour le refroidissement des centrales nucléaires. La centrale nucléaire du Bugey, en France, se situe à, à peine une cinquantaine de kilomètres. Et ce barrage-ci, localisé en Suisse, est absolument déterminant pour le refroidissement de la centrale nucléaire. Le Suisse a donc une position clé dans la capacité d'exploitation du fleuve Rhône, en France, pour le nucléaire, alors qu'elle n'en fait pas usage, de ce type-là, en Suisse. On a donc des interdépendances, qui sont parfois complexes, et là, qui viennent plutôt du pays en aval, liées au potentiel d'exploitation, et à la nature même de l'exploitation. Quant on extrapole cela, au fait que des pays peuvent utiliser un fleuve pour des enjeux aussi cruciaux que l'irrigation des terres agricoles, la production d'électricité ou le refroidissement de centrales nucléaires, ou encore la navigation, on comprend très très vite que ce potentiel d'exploitation il est déterminant parce qu'il définit le degré de dépendance réciproque du pays à son fleuve. Et là aussi, ça peut changer radicalement. Et ça ne dépend pas forcément de la position amont ou de la position aval. Sur la base de ces trois dimensions, nous allons voir maintenant qu'un pays dispose rarement de tous les pouvoirs en termes d'hydrohégémonie. Il est très rare qu'un pays en amont soit à la fois celui qui a le plus fort potentiel d'exploitation et qui est celui le plus puissant dans la région. Tout ceci rend véritablement intéressante l'étude des relations hydro-diplomatiques sur les cours d'eau transfrontières, car on peut voir évoluer la puissance réciproque, le potentiel d'exploitation réciproque, de chaque pays. Et comment, finalement, tout cela influence les conflits et la coopération autour des ressources en eau. Cette grille d'analyse, je vous propose maintenant de la développer, avec le cas du Nil, qui, on va le voir, est un cas particulièrement intéressant, car l'hydrohégémon, le pays le plus puissant est justement le pays qui est situé tout en aval du fleuve. [MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE]